Pierrot le fou de Jean-Luc Godard



Ne dites pas "Jean-Paul Belmondo est Pierrot". Il vous répondra : «  Je ne m'appelle pas Pierrot, je m'appelle Ferdinand» .

Dites plutôt "Pierrot est Ferdinand" et "Pierrot est Marianne". Pierrot est bicéphale : d'un côté la partie intellectuelle dont le rôle est joué par Ferdinand-Belmondo, et de l'autre la partie plus futile et société de consommation dont le rôle est joué par Marianne-AnnaKarina.

Pierrot et son double, plus exactement on pourrait dire que ce Pierrot là est en deux moitiés (deux "demis"), car il présente au monde extérieur deux interfaces en alternance, qui correspondent à deux instanciations de lui-même. Cependant, malgré leurs différences, ces deux instanciations ne cessent de dialoguer entre elles pour le compte du spectateur voyeur.

Qui dirige, ou plutôt qui conduit la voiture ? Il ne semble pas y avoir de préférence affichée : c'est tantôt l'un Ferdinand-Belmondo, tantôt l'autre Marianne-AnnaKarina.

Par contre, quand Marianne s'adresse à elle même, elle a tendance à négliger son autre Ferdinand l'intellectuel et c'est seulement à Pierrot, l'interface globale, qu'elle parle. Il est donc possible que pour elle la dualité soit refoulée, ce qui paraît logique de son point de vue : la vie de Pierrot, la vraie, celle de la consommation comme le dit la publicité, passe par elle et pas par Ferdinand.

Quant à Ferdinand l'intellectuel, il n'est pas toujours mécontent : Marianne lui achète des livres qui sont aussi des objets de consommation. Il est séduit par cette autre partie de lui-même (elle me séduit ta ligne de hanches), ce qui lui évite de dire s'il pense quelque chose de la ligne de chance de Marianne. Après tout, qui donc ici bas connaît la "fin de l'histoire" ?

Mais il comprend aussi qu'elle lui ment, qu'elle lui fait croire à des mirages, et qu'elle le mène en bateau au sens propre et au sens figuré. Alors il s'élimine. Se découvrant soudain orphelin de lui-même, il s'élimine aussi et ce n'est qu'au dernier instant du film qu'il s'aperçoit qu'il venait de se libérer. Trop tard ! L'explosion est en route.

Vincent Lamareille - Avril 2004